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             Éléments d’un parcours de recherche

René Kaës

12 avril 2024

 

(Traduit par Jacqueline Lafitte en Espagnol)

     

Je suis né en 1936 en Lorraine, dans l'Est de la France, d'une mère lorraine et d'un père alsacien, dans une famille modeste, mais soucieuse de donner à ses sept enfants la meilleure formation possible. De cette fratrie je suis l’aîné.

    A plus d'un titre, je suis un être de frontières : nationales, culturelles, sociales. Ich bin ein Grenzwesen. J'ai vécu la période de la guerre comme un enfant inquiet pour ses proches (déportés en Allemagne, engagés dans la lutte contre le nazisme), mon adolescence a été soutenue par le modèle de la Résistance. Dans ma jeunesse, j'ai participé activement aux mouvements d'éducation populaire, j’ai fondé de nombreux ciné-clubs. Étudiant, j'ai pris des responsabilités pendant la guerre d’Algérie dans le cadre du syndicalisme universitaire de l’Union Nationale des Etudiants de France, alors engagée contre la guerre d’Algérie et pour l’autodétermination de ses citoyens.

     Après mes années d’élève au Lycée de Metz, j’avais le projet de m’inscrire au Lycée Voltaire à Paris pour préparer le concours d’admission à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques ; le coût financier de ce projet étant trop élevé, j’ai dû y renoncer et trouver d’autres voies pour nourrir mon amour du cinéma. Après une belle année de propédeutique à l’Université de Nancy, j’ai commencé des études de psychologie et de sociologie à l’Université de Strasbourg entre 1955 et 1963. Je suis Docteur en Psychologie (1966) et Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (1974). Au cours de mes études, j'ai eu la chance de rencontrer des professeurs de grande envergure humaine et scientifique : parmi eux, Didier Anzieu, Georges Duveau, Marcel David, Theo Kammerer, Paul Ricœur, Serge Moscovici.

     J’ai obtenu mon premier poste à l’Université de Strasbourg en 1958. J’ai été recruté comme Assistant de psychologie à l’Institut supérieur national du Travail que venait de fonder à la Faculté de Droit et d’Economie le Professeur Marcel David. Cet Institut avait pour mission la formation supérieure des cadres du syndicalisme ouvrier. Pendant cinq ans j’y ai enseigné la psychologie sociale, travaillant en outre l’histoire du mouvement ouvrier, la sociologie et l’économie. Ma tâche principale était de réaliser une recherche sur les conduites culturelles et les représentations de la culture, du loisir et de l'école chez les ouvriers français. J’ai réalisé un millier d’entretiens dans un panel d’entreprises de structure et de production différentes réparties sur l’ensemble du pays. J’ai aussi utilisé les techniques de discussion de groupe, telles que la psychologie sociale de l’époque les avait mises au point. J’ai complété cette recherche de terrain par une mise en perspective de la pensée ouvrière sur la culture et l’éducation depuis la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1960. J’ai compris à ce moment-là que mes recherches ne sont pas seulement une contribution à la connaissance, elles sont aussi des actes personnels qui m’engagent dans mon histoire : j'avais à m'acquitter d'une dette de reconnaissance envers ma famille et mon milieu d’origine.

     En 1963, je me suis revenu vers la psychologie et la psychopathologie cliniques. J’ai été alors élu à l’Université d’Aix en Provence, où j’ai fondé le Laboratoire de Psychologie clinique. J’ai entrepris une première psychanalyse, puis une seconde quelques années plus tard. J’ai aussi retrouvé D. Anzieu, qui venait de fonder (en 1962) le CEFFRAP (Cercle d’études françaises pour la formation et la recherche : approche psychanalytique du groupe, du psychodrame, de l’institution). Nous avons travaillé étroitement ensemble pendant près de 40 ans, dans le cadre du Ceffrap et dans une activité éditoriale commune.

 

     En 1981 j’ai quitté l’Université d’Aix en Provence pour celle de Lyon, où j’ai fondé et dirigé le Centre de Recherches en Psychologie et Psychopathologie Cliniques. C’est dans ce cadre qu’ont été initiées de belles thèses sur les groupes et la transmission intergénérationnelle et que furent conclus de nombreux accords de collaboration avec des Universités et des Associations d’Amérique latine et d’Europe.

     J’ai commencé à acquérir une expérience de la cure psychanalytique en 1967, puis quelques années plus tard pendant plusieurs années. Entre temps je me suis engagé dans une formation à la pratique de la cure individuelle et au travail psychanalytique en dispositif de groupe : cette double formation m’a été utile, sinon nécessaire, pour construire un modèle d’articulation entre la réalité psychique inconsciente du sujet et celle des ensembles plurisubjectifs.

 

    Ma formation psychanalytique s’est effectuée pour une part auprès du Quatrième Groupe : je dois beaucoup à Piera Aulagnier, à Micheline Enriquez et à Nathalie Zaltzman, mais aussi à d’autres psychanalystes appartenant à d’autres sociétés de psychanalyse.

     Je suis devenu psychodramatiste et analyste de groupe dans le cadre du Ceffrap, notamment avec Didier Anzieu, André Missenard, Angelo Bejarano et Paulette Dubuisson. À partir de 1970, j’ai commencé à travailler dans des institutions psychiatriques, accompagnant de mon écoute des équipes soignantes dans des services hospitaliers, des hôpitaux de jour, des centres de crise, des consultations médico-psychologiques des services d’hôpital général, notamment dans des services dédiés à des enfants gravement malades.

     Les souffrances et les énigmes de l’enfance sont un des moteurs de la recherche. Mon intérêt pour les problèmes psychiques liés aux traumatismes collectifs et aux catastrophes de la violence d’État m’ont conduit à intervenir dans plusieurs pays et à travailler sur la mémoire du trauma et la mise en figurabilité de ses traces. Je privilégie dans ces transformations le travail de l’intersubjectivité. Nous avons publié avec Janine Puget et plusieurs collègues argentins et uruguayens un ouvrage sur cette question « Violence d’État et psychanalyse ».

     Au cours de ma vie, j’ai consacré beaucoup de temps, d’énergie et de plaisir à essayer de comprendre comment se constituent, se distinguent et s’articulent les espaces psychiques du sujet singulier, des liens intersubjectifs et des groupes, plus tard les espaces psychiques et ceux des ensembles institutionnels. J’ai essayé de comprendre la consistance psychanalytique de cette expérience de la rencontre avec l’autre, plus d’un autre, dans cette conjonction de subjectivité qu’est un groupe humain. J’ai aussi tenté de comprendre ce que ces recherches impliquent comme transformations nécessaires dans le champ des objets et des pratiques de la psychanalyse.

     Le petit groupe de psychanalystes et de psychologues cliniciens réunis par Didier Anzieu pour fonder le Ceffrap a été mon véritable « élaboratoire » de mes recherches. Avec Didier Anzieu, nous avons jeté les bases sur ce que pourrait être les rapports entre « Le groupe et l’inconscient », (titre de son livre fondateur, de 1975). Je crois avoir participé activement à cette fondation. Entre 1965 et 1969, j’ai conçu un modèle qui apportait une hypothèse nouvelle sur l’articulation entre l’espace de la réalité psychique inconsciente des membres d’un groupe, ce que je décrivais comme la réalité psychique inconsciente propre au groupe et aux liens intersubjectifs. Le modèle prenait le nom d’appareil psychique groupal, j’en assumais le double sens : l’appareil psychique et notamment l’inconscient se structurent et fonctionnent selon des formations et des modalités de groupes psychiques ou groupes internes ; quelques concepts en rendaient compte : groupes internes, organisateurs psychiques et socioculturels de ces espaces, modalités d’appareillage iso-et homomorphiques, processus de transformation de ces espaces sous l’effet de leur appareillage, etc. J’ai publié les premiers résultats de mes recherches en 1976 sous le titre : « L’appareil psychique groupal. Constructions du groupe ».

     

    Tout au long de ces années, nous avons discuté Didier Anzieu et moi de mes recherches, de mes doutes, de la confiance que j’avais dans la fécondité de ce modèle. Didier m’a toujours assuré de son soutien critique. Il me disait : « je ne suis pas sûr d’être encore convaincu par ce que tu proposes, mais tu tiens une idée formidable ; à toi de la soutenir et de l’étayer, d’en découvrir les limites ».

    

    Un souvenir me vient à l’esprit. C’était le 28 septembre 1973. Iannis Xenakis donnait un concert à l’abbaye de Cluny. Il avait donné à son œuvre un titre, Polytope. Didier m’avait invité à ce concert : depuis quelques mois je reprenais au cours de nos réunions une idée que j’avais exposée dans ma thèse de doctorat : je parlais du groupe (d’une manière plus générale de la groupalité) en termes de polytopie. Les mobiles de Calder m’en avait donné l’idée. Ce soir-là, Xenakis avait associé de manière aléatoire sons et éclats de lumière qui surgissaient dans l’espace architectural et sur les surfaces de l’antique monument. Impressionnant. Didier me dit : « tu vois, ton idée de groupe comme polytope, je suis maintenant convaincu, avance ! ».

    

    Au fil de mes recherches, le modèle de l’appareil psychique groupal, a été sans cesse remis en question réélaboré et étendu. Il a été le noyau de la plupart de mes travaux et la « fiction efficace » (Freud parle ainsi de son invention de l’appareil psychique) qui a soutenu mon écoute des différents espaces dans lesquels l’Inconscient se manifeste. Ce modèle ne s’est pas figé, il s’est développé avec de nouveaux concepts et de nouvelles problématiques, par exemple la formulation des logiques de l’inconscient à l’œuvre dans les différents espaces de la réalité psychique, la subjectivation du moi dans les liens intersubjectifs, et plus récemment la construction d’une métapsychologie (de troisième type) correspondant aux développements théoriques de mes recherches.

     Il est probable que mon expérience des frontières m’a engagé et soutenu dans une autre exploration : celle des effets du travail de culture et de l’interculturalité sur la structuration du psychisme. Avec une douzaine de collègues européens, j’ai fondé à la fin des années 1970 l'Association Européenne d'Analyse Transculturelle de Groupe.

    

    J’ai donné des enseignements, des conférences et des séminaires dans de nombreuses Universités françaises et étrangères, et dans des associations de psychanalyse et de psychothérapie psychanalytique de groupe, en France et à l'étranger. J’ai eu le plaisir et l’honneur d’être adopté par plusieurs d’entre elles comme un de leurs membres.

    

    Je suis Professeur émérite de Psychologie et psychopathologie cliniques de l'Université Lumière-Lyon 2. La communauté universitaire m’a fait l’honneur de distinguer ma contribution à la recherche et à l’enseignement en m’attribuant le titre de Docteur Honoris Causa de l’Université Libre de Bruxelles, de l’Université de Guadalajara (Mexique), de l’Université de Naples, de l’Université d’Athènes et de l’Université de Buenos Aires.

    

    Je n’ai pas seulement écrit sur les groupes et les institutions : c’est cependant la majorité de mes publications. Mais une partie d’entre elles sont des contributions à la clinique et à la théorie de la cure. Il y a aussi d’autres essais, sur l’art et la littérature.

  

    Cet itinéraire libre et nomade que je viens de retracer brièvement fut souvent solitaire et marginal, mais les rencontres fécondes qui l’ont rendu possible m’ont conduit à me laisser confronter à des problématiques transversales à l’intérieur et à l’extérieur du champ de la psychanalyse. C’est une problématique de notre temps, elle nous est imposée aujourd’hui par le malêtre dans la culture et les souffrances psychiques et sociales qu’elle génère. Cette confrontation nous expose à l’incertitude et aux limites de nos pratiques mais elle suscite des ressources d’imagination créatrice pour penser ce qui est encore l’inconnu.

   

    C’est finalement une drôle d’expérience que de travailler sur et avec les groupes. Il m’arrive de détester les groupes et les appareils de groupe, leurs effets d’aliénation et la violence destructrice dont ils sont capables, mais je demeure convaincu que l’expérience et la connaissance de la réalité psychique inconsciente qui s’y construit est une belle conquête de l’extension de la psychanalyse.

Compléments

2001. « Entretien avec M. Zafiropoulos », Synapse, 176, 7-14.

2009. « Entrevista a René Kaës (E.-A. Jaroslavsky) », Psicoanálisise e             intersubjetividad, 5, www.psicoanalisiseintersubjetividad.com

2024. « Conversation avec René Kaës», in : The « Here and Now » of French Psychoanalysis. Conversations with Contemporary Psychoanalysts       (ss. la dir. de Rachel Boué-Widawsky), Routledge, London, pp.77-85.

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